Chut(i)er

Le livre – un rapport

Il y a d’abord tous ces livres – ils sont rangés sans ordre aucun sur les étagères de ma bibliothèque ; ils sont empilés sur des palettes à côté de mon matelas posé à même le sol ; sur un renflement de mon mur près de mon placard – c’est la poésie, une tour de livres dont la minceur contraste avec leur densité ; ils traînent, exemplaire par exemplaire, sur une table, sur mon bureau à tréteaux, sur une chaise, un guéridon dans la salle d’eau ; dans mon sac à dos – je ne sors jamais sans un livre, la plupart du temps sans deux ou trois, ce qui n’a aucune logique. Un jour quelqu’un m’a posé la question. J’ai simplement répondu : « On ne sait jamais. » D’autres se baladeraient avec un couteau-suisse, un marteau ou une bombe au poivre – moi, pour une raison ou pour une autre, avec trois livres dans mon sac. Peut-être pour les mêmes raisons. Ils me seront peut-être d’une aide bienvenue. Le jour où j’en aurai besoin. 

Il y a ensuite ces autres livres : le grenier de mes parents est rempli de cartons, une quarantaine peut-être : livres lus au collège, au lycée, en prépa ; une très grosse partie du catalogue des éditions de l’Olivier, n’importe quoi ; et puis ces autres livres, ma chambre d’adolescent en est pleine : livres lus au collège, au lycée, en prépa, n’importe quoi ; livres d’art, de photos, certains supports à de très anciennes masturbations (Corps Divins, de Pierre et Gilles), de la philo, de l’histoire de l’art ; et d’autres livres, dans le placard de la chambre d’adolescent : livres aimés jeunes et reniés – non, pas reniés, livres desquels je me suis détourné.

Il y a ces autres livres : livres abandonnés en quittant les États-Unis, livres rapatriés depuis Boston et dont les frais de port et de douane m’ont ruiné – ce n’était pas des livres chers mais ils avaient de la valeur ; livres laissés derrière moi, laissés sur un banc près du square Georges Brassens le jour où je me suis séparé de mon fiancé. Je traînais ma grosse valise bleue, ils s’entassaient comme du rebut ou un tas d’ordures – cinq cents peut-être, sans doute davantage.

Il a ces livres qui m’attendent dans un boxe rue des Pyrénées que je loue spécialement pour eux. Ce sont mes locataires, ou des enfants à charge. Je paye leur pension à chaque fin de mois. Je les visite rarement. Ils patiente sous quelques vestes et des écharpes, des vêtements que je ne mets plus et que je ne me suis pas résolu à donner.

Il y a ces livres que j’ai lus et que je ne possède pas ; ces livres que j’ai lus et que je ne possède plus ; il y a ces livres que je possède et que je n’ai pas lus, et ces livres que je possède et que je ne lirai plus ; il y a aussi ces livres que je ne possède pas et que je ne lis pas – ces livres sont tous à leur façon importants pour moi. Je pousserai le vice à dire que tous ces livres sont importants pour moi d’une manière égale, malgré le paradoxe de cette affirmation.

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Récemment, j’ai acheté un livre de la rentrée littéraire dont tout le monde me vantait la langue rythmée et le style éblouissant. J’aime les livres qui ont une musique marquée, qu’elle soit murmure ou cri. Je me suis installé dans mon lit et j’ai ouvert le livre. Mais le livre que j’avais ouvert n’avait rien à voir avec celui que l’on m’avait vendu, il était même très mauvais. Je l’ai lu malgré tout, persuadé de trouver dans certaines de ses pages de quoi justifier les louanges qu’il avait reçues – en vain. S’il y a bien une chose que je déteste, c’est le sentiment d’avoir été floué alors, furieux et bougonnant, j’ai ouvert la fenêtre du premier étage et j’ai balancé le livre par la fenêtre. Il a décrit un arc de cercle parfait avant de s’écraser, sur le trottoir d’en face, dans une flaque. J’ai regardé le livre quelques secondes. Ai-je regretté mon geste ? Absolument pas.

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Sans doute aurais-je dû, néanmoins, garder le livre. Non pas par fétichisme ou du fait du discours politiquement correct qui entoure communément cet objet (« Quoi ? Tu as jeté un livre ? Tu n’as pas honte ? – Certainement pas. »), mais parce que ce livre si violemment rejeté, si détesté, avait, finalement, toute sa place dans ma bibliothèque.

Les livres que je n’aime pas « sans plus », les livres qui m’indiffèrent, m’ennuient, les livres tisanes sans chair, sans muscles, sans voix, et il y en a beaucoup, je les abandonne distraitement sur un banc, je les oublie dans le métro et ce n’est que justice car ils ont déjà déserté ma mémoire à peine finis – ou pire : pendant ma lecture. Ces livres-là ne font pas partie de ma vie : ils y transitent, pareils à ces inconnus qu’on rencontre une fois par hasard dans une fête et qu’on ne reconnaîtrait pas le lendemain en les croisant tout autant par hasard sur la place du marché.

Mais ce livre-là avait toute sa place dans ma bibliothèque, et sûrement une place d’honneur : il y aurait figuré comme un exemple de ce que je rejette ou ce que je veux fuir, et aurait dessiné, ainsi, une part de ce que je suis.

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Qui suis-je ? Ou plutôt : Quoi suis-je ?

Amusant de remarquer que j’ai été presque forcé d’écrire : « Qu’est-ce que je suis ? », plutôt que : « Quoi suis-je ? » Cette phrase est-elle française ?

Un homme, un trentenaire, un homosexuel, un fils, un frère, un cousin, un ami, un amant, un blanc, un Français, un Français d’origine espagnole, italienne, pied-noire, un Parisien, un jeune actif, un casanier, un fumeur, un paresseux, un bougon, un habitant du vingtième arrondissement, un lecteur.

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Un collectionneur ?

Les collectionneurs ont toujours été pour moi des énigmes, et comme toutes les énigmes, ils n’ont jamais cessé de m’interroger, moi. On imagine souvent les énigmes comme des questions à résoudre, sans se rendre compte que la première question des énigmes, c’est toujours celle de soi face à l’énigme. Quelle est la vie des collectionneurs, et la force qui les meut ? Quelle est ma propre vie face à celle des collectionneurs ?

Je vois des vitrines, des étagères de verre, des présentoirs derrière lesquels, sur lesquels, sont exposés une suite de poupées, de figurines, de petites voitures – certaines sont encore dans leur boîte, mais ne prennent pas pour autant la poussière ; des albums de cuir épais dont chaque page présente une compilation de timbres, des couleurs mirobolantes, des langues étranges et étrangères, une géographie complète sur des rectangles de quelques millimètres tamponés lors d’époques lointaines, un voyage dans l’espace et le temps, et quand d’aventure les albums sont ouverts, il s’en dégage une odeur peut-être imaginaire de poussière, de sable, de fuel, d’été – ces odeurs qu’on associe aux vacances, c’est-à-dire à l’ailleurs. Magie et mystère de cette phrase : « J’étais, je suis, à l’étranger. » Cette phrase est déjà à elle seule le début d’une fiction.

Non, pas un collectionneur.

Mais tous ces livres alors ?

Un trouble mental est peut-être au cœur de mon comportement, comme souvent dans les excès. Les collectionneurs recherchent quelque chose dans le fait même de collectionner. Un accomplissement, la certitude de la possession et de l’exhaustivité. Encore deux, trois, cent pièces et la collection sera achevée. Encore quatre timbres hongrois, et l’album est fini, je possèderai la collection complète. Celui qui collectionne les livres ne peut avoir atteindre aucune complétude, aucune exhaustivité : on ne peut circonscrire le champ de l’écrit. Longtemps, cette perspective m’a, plus que frustré : angoissé, ou déprimé. Elle me ramenait à la petitesse de mes moyens, qui sont les moyens de l’homme.

Non, pas un collectionneur, mais quoi ?

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Une bonne partie, voire une grosse majorité des livres de ma bibliothèque, je ne les ai pas lus. Je suis sûr que le reste de ma vie lui-même ne suffirait pas à les lire. Je pourrais vivre sur mon stock, en lire un par jour pendant dix ou vingt ou trente ans, et il m’en resterait toujours par devers moi. C’est un fait mathématique : je ne lirai jamais ma bibliothèque. Pourtant, je continuerai toujours à acheter plusieurs livres par semaine.

Non, pas un collectionneur : un accumulateur.

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Je pense que tout grand lecteur est dans mon cas, et que cela s’explique : nous poursuivons inconsciemment ce livre qui serait le nôtre, notre livre, et qui, en nous ayant tout apporté, mettrait fin à la quête sans cesse répétée. C’est peut-être ce que cherchent certains croyants dans la religion.

Je me sens nu si je sors de chez moi sans un livre. Il me manque quelque chose.

Je ne me sens pas complet sans un livre. Cela signifie peut-être aussi que je n’ai jamais trouvé de mots ni d’idées en dehors des mots des autres – qu’il existe sur terre des hommes et des femmes capables d’écrire des livres me ravit et ne cesse de me fasciner.

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Je n’ai jamais supporté de travailler dans les grandes salles silencieuses des bibliothèques publiques.

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Un livre que j’ai adoré, et que je ne relirai sans doute jamais : Homer et Langley, de E.L. Doctorow. Deux frères vivent à New York au début du siècle. L’un est aveugle, l’autre un vétéran de la Première guerre mondiale. Peu à peu, ils s’enferment chez eux sous un fatras d’objets qui s’amoncellent jusqu’au plafond. Bien vite, ils ne peuvent plus circuler. Un des frères tente de recomposer ce qui se passe dans tous les coins du monde à partir de la presse. Ils finissent par mourir sous tout leur bazar. 

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A la mort de Henry Darger, on retrouva l’oeuvre de toute une vie dans la chambre qu’il occupait, à Chicago. Une autobiographie de 5000 pages, et une multitude de tableaux composés depuis son haut degré de solitude, des tableaux à la fois oniriques, enfantis, pervers, effrayants : autant d’éléments rescapés d’un monde qu’il avait créé lui-même, avec sa géographie, son histoire, ses figures, ses héros, ses guerres, et ses victimes.

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Certains diront « Syndrome de Diogène »

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Non, pas un collectionneur : un accumulateur.

Le collectionneur est un possesseur de mondes. Quand sa collection est enfin complète, elle est un monde à elle toute seule. Elle est pleine et ronde comme un globe terrestre qui tiendrait, replet, dans la paume d’une main. La folie consistant à vouloir dénicher la dernière, la toute dernière pièce, est appartient à celui qui veut régner.

L’accumulateur est effrayé parce qu’il sait que le monde est quelque chose d’ouvert, d’infini, qui ne se laissera jamais réduire. Qu’on en verra jamais la fin, mais qu’on peut peut-être se prémunir contre cette angoisse en gardant près de soi quelques restes, en ne les laissant jamais partir.

C’est sans doute pour cela que j’ai tant de mal à me séparer de mes livres.

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Les romanciers aussi sont des possesseurs de mondes. Ils en sont même des créateurs. Un roman, si petit, si court soit-il, est tout de même un monde.

Je ne suis pas un collectionneur. C’est peut-être pour cela que je ne serai jamais un romancier.

Entre-temps, j’accumule, je prends des notes. J’ai des carnets, des feuilles volantes. J’écris ma vie.

Quand je serai mort, on retrouvera tout cela, et on pourra bien les jeter à la poubelle. J’aurai, dans l’intervalle, composé une œuvre à ma façon, faite de chutes, de rebuts, et de déchets.

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On estime que l’oeuvre de Henry Darger est un sommet de l’art brut.

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Je n’ai jamais entendu parler de littérature brute.

Surpris par la nuit

Deux heures du matin, nuit d’été. La fenêtre ouverte laisse entrer dans mon studio un vent frais qui vient caresser mon dos et mes fesses nues. Dans la cour j’entends parfois quelques bribes de conversation de mes voisins, le volet roulant à un autre étage. Dernière cigarette avant le sommeil. J’éteins les lumières et mon téléphone. J’allume mon radio-réveil en mode sleep branché sur la libre antenne d’Europe 1. Allongé dans mon lit j’écoute des gens seuls qui racontent leur vie de gens seuls, avec le sentiment étrange que leur solitude vient brièvement se frotter à la mienne et comme l’amoindrir.

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Maria appelle car elle ne sait plus quoi faire avec son fils  : il a complètement décroché, ils n’ont plus de conversations comme avant. Julien se drogue, vous comprenez, Oh pas beaucoup, mais tout de même. Maria a toujours été très stricte en la matière. Il se drogue et s’est laissé pousser les cheveux. Son hygiène corporelle laisse à désirer. Maria demande : comment puis-je lui faire comprendre que son odeur personnelle m’indispose ? Je ne vais tout de même pas me remettre à le laver comme quand il était bébé, ça n’a aucun sens. Un homme de trente-cinq ans ne joue pas avec un canard en plastique.

Sandrine appelle car elle ne sait plus quoi faire avec Thierry. Thierry ne la regarde plus. Quand ils sont dans la même pièce, elle a tellement l’impression d’être un courant d’air qu’elle ne serait pas surprise de voir son mari sortir une petite laine – Thierry a des amygdales fragiles et il a toujours refusé de se les faire enlever, malgré avis médical. Vous savez ce qu’il y a d’étonnant dans les amygdales ?, ajoute Sandrine. C’est que si on se les fait enlever très jeune, eh bien elles peuvent repousser. Le corps humain ne cesse jamais de nous surprendre, poursuit Sandrine. Mais bon. Ça ne me dit pas ce que je dois faire avec Thierry.

Bruno appelle car il ne sait plus quoi faire avec son chat. Son chat s’appelle Pépète, c’est une chatte mais il dit chat, pour éviter de se voir prononcer les mots « ma chatte », détour de langage uniquement masculin qui s’origine dans on ne sait quelle pudeur, venant de personnes n’ayant aucun mal à prononcer des phrases comme « tu la sens bien, ma grosse queue, sale chienne ? » sous les draps de leur intimité ou dans les parkings. Pépète, son chat donc, dont le statut identitaire troublerait jusqu’à Judith Butler, Pépète ne va pas bien : mon chat n’est pas si vieille, mais récemment, elle semble se laisser aller à la mélancolie. Bruno a tout essayé, mais depuis qu’il a quitté sa province pour un 25m2 à Paris, Pépète est déprimé. C’est vrai que, bon, on va pas se mentir, 25m2 c’est, bon, voilà, ajoute Bruno. Mais enfin bon. Tout de même.

Le temps long du désir

Lundi, j’ai fait l’amour avec un garçon dont j’étais amoureux il y a dix ans. Rien de tout cela n’était prémédité – il existe des choses non préméditées, notamment le désir. Nous nous étions donné rendez-vous dans le Marais pour un verre, et nous en avons pris bien plus d’un, attablé au Carrefour, le seul bar ressemblant encore à un rade dans ce quartier qui ne comporte plus que des boutiques Doc Martens et Sandro. Nous avons discuté longtemps, et même si je remarquais les moments où il me touchait les bras de manière appuyée, ses mains qu’il attardait volontairement sur mon corps, je suis ainsi fait que je ne sais pas reconnaître et encore moins interpréter les signes du désir – est-ce là un défaut par nature, ou que j’ai acquis à force de me tromper sur le désir des autres ? Vaste question – je n’aurais jamais imaginé que, quelques heures plus tard, après la troisième pinte, les sushis improvisés à la dernière minute et le saké, je me retrouverais à embrasser en pleine rue cet amour fugace de mes dix-neuf ans, mes doigts sous son t-shirt, perdant presque l’équilibre. Il était tard et je me suprenais à habiter, au cœur de cette nuit, de soudaines bulles d’intimité que nous venions de créer à distance régulière sur le trottoir, devant les vitrines des magasins. Je n’entendais pas les mots des passants, nous ne les entendions pas, seulement un bruit de fond comme très à distance de cet espace que nous nous fabriquions en unissant nos lèvres. Soudain, mon corps me paraissait trop massif, trop lourd, trop densesomme toute, face à son corps d’homme de quarante ans qui n’a pas vieilli.

Nous nous sommes connus il y a plus de dix ans. J’avais dix-neuf ans et lui vingt-neuf. Il m’est extrêmement étrange d’écrire cette phrase maintenant, maintenant que j’ai moi-même plus de trente ans. J’étais un adolescent timide mais intense. J’avais des amours brèves mais obsessionnelles. J’aimais plus que tout les garçons que je ne pouvais jamais avoir. Encore aujourd’hui, j’aime les garçons qui ne sont pas dans ma catégorie. Lui, ce garçon, je l’avais aimé de cette façon-là et m’en étais ouvert à lui. Le sentiment n’était pas partagé et ce n’était pas grave. C’est notre lot à tous. Nous avions continué à nous croiser de temps en temps. Nous nous donnions des nouvelles. Il me conseillait des livres. Nous n’étions pas des amis proches, mais des connaissances, peut-être, avec un fond d’histoire commune qui crée de l’attachement. Quand je le voyais, je revoyais aussi le garçon que j’avais aimé à cette époque, et la tendresse que j’éprouvais envers mes sentiments passés rejaillissait aussi sur lui. Je le voyais apparaître comme la photographie de mes jeunes années sortant d’un bain révélateur.

Et là, à présent, entre mes bras, se trouvait ce corps et cet homme qui n’avait pas tant vieilli, et c’était en un sens rassurant. Je ne pouvais pas en dire autant, mais peut-être ai-je changé pour le mieux, qui sait ? Arrivé chez lui, j’ai découvert sa chambre : des livres dans tous les coins, les cartons d’un déménagement récent, des paires de chaussures, des disques, beaucoup d’essais de Derrida. Tout cela m’a plu : c’était exactement comme je l’imaginais. Avec dix ans de retard, je confirmais mes intuitions et me rassurais sur ma perspicacité. Nous nous sommes mis nus l’un devant l’autre, nous avons fumé un joint dans son salon et entre deux baisers, je n’étais plus sûr d’être moi-même ou l’adolescent que j’avais été. Ou bien alors un mélange de ces deux choses, une confirmation brutale que nous ne sommes jamais ce que nous croyons être devenus, ni jamais ce que nous avons été. Seulement le désir demeure, parfois dix ans plus tard.

Herbier et couture

Je ne souhaite à personne d’avoir le même fonctionnement psychique que moi. Si j’avais à me définir, je dirais que je suis un ruminant. Semblable aux bovins qui bordent les voies de chemin de fer, d’un coup de dents j’arrache une pensée dans le vaste champ de mes préoccupations, et je la mâche avec détermination, lenteur, placidité. Une brave charolaise, en somme : une pensée ne me semble digne d’intérêt que si elle peut, d’une façon ou d’une autre, m’obséder. Qu’une herbe soit grande ou petite, verte ou jaunie par le soleil, peu importe, elle fait l’affaire : toutes finissent en bouillie entre mes grandes mâchoires mentales. J’ai bien sûr quelques sujets de prédilection : la peur de l’avenir est un mêt de choix. La honte de mon corps est très appropriée. Mais le sujet qui se prête aux ruminations les plus longues (et donc les plus intéressantes), c’est les garçons.

Un garçon est certes plus imposant qu’un brin d’herbe, même si je les aimes graciles. Un garçon n’a pas ce goût terreux du sol ni cette amertume que je me rappelle, quand j’étais enfant et qu’il m’arrivait de mâchonner du végétal en me prenant pour Lucky Luke. J’avais une passion pour la saveur sucrée du chèvrefeuille dont je suçais le suc chaque fois que j’en croisais une fleur. Aimes-tu le beurre ? Non ? Vérifions donc en te passant un bouton d’or sous le mention. Un garçon n’appartient pas au règne végétal, même si certains sont de belles plantes. J’ai gardé un souvenir de tous les garçons – j’ai fait de ma mémoire une peinture de paysage que j’ai accrochée au mur, et que je ne regarde pas.

L’obsession, donc. La rumination masticante. Mon psy me dit : Avez-vous toujours du mal à dormir ? Oui. Avez-vous des pensées qui reviennent ? Oui. C’est comme une ritournelle ? Exactement. Comment définiriez-vous ces moments-là ? J’hésite à lui communiquer le fruit de mes trouvailles métaphoriques et lui dire tout de go : en réalité, voyez-vous, je suis une vache, un ruminant, j’ai des taches noires et des taches blanches, un anneau dans le nez, n’avez-vous pas remarqué ? Quelle sorte de pensée vous obsède ? L’imminence de ma mort, la fin du monde qui se rapproche, la tristesse d’être seul, l’immobilier à Paris, les impôts. Les urgences au boulot, le souvenir soudain d’une chose dite par quelqu’un il y a quinze ans de cela, des images pornographiques, des romans d’amour à un personnage, le ménage que je n’ai toujours pas fait. Des paroles de chansons, les vaches rouges blanches et noires sur lesquelles tombe la pluie et les cerisiers blancs made in Normandie. Avez-vous senti un changement récent dans vos insomnies ? Non.

J’ai élaboré plusieurs stratagèmes pour chasser les garçons de mes pensées. J’avais un journal mais un journal ne me suffisait pas : je voulais qu’il soit à l’image de la vie qui passe et non qu’il reflète mes obsessions en permanence. Alors je me suis séparé – j’ai acheté un petit carnet noir pour y enfermer les garçons. Le procédé était simple : dès que je sentais poindre en moi cet appel vers l’obsession (et donc vers le romanesque), j’inscrivais le nom du garçon en haut d’une page et j’écrivais sur lui. Je restais le plus factuel et racontais, au fil des jours, l’histoire de toutes ces amours échouées, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, que je ne ressente plus rien. J’ai dans ce carnet noir de nombreux récits. Des choses brûlantes qui ne brûlent plus. Des morceaux de charbon. Un herbier. Parfois je le relis et je m’étonne.

Si j’avais été entomologiste j’aurais utilisé la métaphore de ces papillons que l’on épingle sous verrre, les ailes écartées. Remarquez, je ne suis pas non plus botaniste. Même pas jardinier : je fais crever toutes mes plantes. Les garçons sont maintenant des fleurs séchées. Certains d’entre eux comment même à tomber en poussière.

Je me demande comment font les autres, quels sont les subterfuges qu’ils ont trouvés pour se débarasser de leurs garçons. Il est vrai que d’aucuns écrivent des chansons ou peignent des tableaux, ou déchirent des lettres, mettent à la poubelle des romans qu’un garçon leur a offerts. D’autres envoient des messages d’insulte et c’est très bien. C’est une façon comme une autre de rompre. J’ai toujours eu un tempérament plus equanime.

Il est vrai aussi qu’avant le carnet noir, j’ai expérimenté. La métaphore n’était pas végétale, mais couturière. Je ne voyais pas ma vie comme un grand champ de fleurs sèches mais comme un sac de nœuds tout emberlificoté. En somme, le fil de mes pensées ne cessait de s’enroulerm de s’emmêler. On aurait dit qu’on avait trouvé mon cerveau au fond d’un sac de couture, un agrégat de chutes de laine, de bobines, de rubans. Partant de ce constat, j’avais décidé de prendre la métaphore au pied de la lettre.

J’avais, je ne sais pourquoi, un carré de coton blanc qui traînait dans un coin. Un petit nécessaire à coudre, du fil. J’ai étalé le carré de coton blanc sur me genoux, ai fait passer le fil de couleur dans le chas de l’aiguille aidé en cela par un peu de salive, et j’ai commencé à exécuter sans le savoir un rituel qui m’est venu de lui-même : broder sur le carré de coton blanc des motifs informes, et à chaque passage de l’aiguille, me répéter mentalement, comme un mantra, la pensée obsédante que je voulais voir disparaître. Je me suis fait sorcière à ce moment-là. Chaque pensée avait sa couleur, et à la fin de chaque séance, je l’abandonnais. C’est ainsi que j’ai créé, sur un petit carré de coton blanc, comme une mappemonde de mon état d’esprit, de mes regrets.

En somme, mon geste n’était pas si différent de celui du lepidoptériste. Pour preuve : j’utilisais le même objet, une aiguille.

Le carré de coton blanc est devant mes yeux, posé à côté de mon ordinateur. Je le regarde avec la même tendresse et la même incompréhension que si je regardais une photo d’enfance. C’est à la fois moi et ce n’est plus moi. Je regarde l’envers de cette tapisserie miniature. J’ai laissé pendre les fils après avoir fait mes nœuds. Certains se sont emmêlés, d’autres sont solitaires. Nets et précis. Je regarde ces coulisses de la broderie et je me demande si elles ne sont pas à l’image de nos vies, de tous ces liens qui nous enserrent, nous rejoignent, nous rendent plus proches, plus dépendants. J’ai une grande tendance à la dépendance. Les garçons que j’aime, que j’ai aimés, sont pour moi une drogue comme une autre dont je peine à me défaire. Souvent, je ne m’en défais pas complètement. Ils restent dans ma vie comme des présences de passage, parfois des amis. J’ai toujours eu du mal à rompre les ponts, à disparaître d’une existence. À accepter que quelqu’un disparaisse de la mienne. En cela, je regrette d’avoir lu jeune et aimé le cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguité qu’à son détriment. » J’ai longtemps cultivé ces amitiés ambigues qui laissaient à mon amour un espace de fantasme, la fameuse question : « On ne sait jamais, peut-être qu’un jour… » On pourrait dire qu’à présent, j’ai grandi. J’ai appris à prononcer ces phrases que je ne pensais pas miennes : « Je crois qu’il vaudrait mieux ne pas se revoir. C’était sympa et merci, mais sans doute vaut-il mieux en rester là. »

Peut-être même qu’un jour je n’aurai plus le goût d’établir un herbier. En tout cas, pour ce qui est des fils et des liens, j’ai appris à me servir de ma paire de ciseaux.

Peaux

Il est possible de s’injecter pas mal de choses sous la peau. Ce n’est après tout qu’une mince séparation, une frontière si ténue qu’une lame peut l’ouvrir. La pointe d’une aiguille y trouve sans problème un chemin où s’engager et y déposer les substances diverses contenues dans une seringue. Certains ont une prédilectionm dit-on, pour l’héroïne ; d’autres se défoncent des nuits entières à coups de slam, histoire de tenir, que le corps tienne, vingt-quatre heures encore, il faut tenir, tenir pour tenir le rythme, le rythme de la baise. D’autres encore ne daignent avoir recours à l’aiguille que dans les endroits idoines – l’hôpital pour les prises de sang, le salon de tatouage où la plaie se teinte d’encre. Une aiguille, pensent-ils, n’a pas sa place à la maison, sauf chez les camés ou dans les malettes des infirmières libérales. Une aiguille, pensent-ils, détonne – ils se trouvent devant l’éventualité d’une aiguille comme une poule, pensent-ils, dit-on, devant un couteau. Une aiguille, dit-on, détonne : elle n’a pas non plus sa place dans la rue ou dans les bacs à sables des parcs publics où des enfants les découvrent par hasard.

J’ai toujours eu un mal particulier à imaginer que ma peau puisse s’ouvrir, qu’elle puisse ne pas être cette membrane lisse, parfaite et étanche, qu’elle puisse céder à l’ennemi, se craqueler – cela me paraît inconcevable, presque aussi inconcevable que sa résurrection, ses cicatrices. Les cicatrices m’effraient. Elles m’émeuvent aussi. Elles m’excitent. Je regarde les miennes. Celle qui me fait une quatrième ligne de destin barrant ma main droite. Celle qui ne demeure qu’effacée, au bas droit de mon dos et qui, quand elle s’était formée, avait tout de la balafre, relief y compris, forme disgracieuse. J’imagine les cicatrices à venir, celles que la vie aura inscrites sur ma chair – elles diront que j’ai vécu, qu’il m’est arrivé des choses, peut-être des aventures. Que je me serai ouvert, que l’espace d’un moment, j’aurai laissé le monde entrer en moi. J’aurai été poreux. Perméable. Toute la vérité de la peau est là, dans ce double mouvement : repli sur soi, possibilité d’ouverture. Ouverture violente.

Il était vingt-trois heures hier soir quand je suis sorti de chez moi pour aller au tabac. Il avait fallu ça pour que je sorte, j’avais dormi toute la journée car j’étais malade. Un vent léger soufflait sur ma peau quand je suis passé devant un immeuble. Il y avait de la lumière à une fenêtre, et j’ai regardé l’intérieur de la pièce, une armoire avec des choses empilées dessus. Un intérieur, une chambre que je connaissais bien car il m’était arrivé, une fois, d’y faire l’amour rapidement avec un homme. Arrivé au bureau de tabac, j’ai pris mes deux paquets et j’ai payé, et j’ai soudain eu l’envie que ma peau ne soit plus imperméable. J’ai soudain eu envie de n’être plus imperméable au monde, reclus chez moi, loin de toute sollicitation. J’ai envoyé un message à un ami pour lui dire que j’hésitais à prendre le métro, sans raison. Un désir idiot. Et quelques minutes plus tard, j’étais assis sur une banquette un masque sur la gueule, direction Hôtel de ville.

Dans le Marais, il y avait beaucoup de monde, et je marchais dans les rues mon casque sur les oreilles, sans but précis. Fallait-il s’arrêter à la terrasse d’un café et y commander une bière, ou poursuivre simplement le chemin ? J’avais une ambition : que ma peau s’estompe et que je ne devienne plus rien, plus rien qu’une silhouette fondue dans le décor. Je ne regardais rien, je levais les yeux au ciel. Peut-être aurais-je pu faire une mauvaise rencontre, un type armé d’un couteau pour me poignarder dans une ruelle sombre, et en voyant mon sang couler je me serais dit : « Voilà ce qu’on récolte à vouloir s’ouvrir. » Mais je n’ai fait aucune rencontre bonne ou mauvaise. J’ai trimballé ma peau sur le trottoir et j’ai tenté de faire en sorte que la vie des autres traverse la mienne. Hélas, on n’échappe jamais à sa peau et très vite, mon corps m’a mené malgré moi vers des lieux à exorciser : le Duplex, la rue des Archives, la Perle, la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, autant d’endroits que ma peau et moi avions fréquentés avec des garçons que j’ai aimés ou appréciés. Le parcours était nécessaire, c’est là l’exigence de la peau. Je suis entré dans un immeuble dont je connaissais le code et dont je savais qu’il abritait, dans la cour, des chiottes où je pouvais pisser. Je me retrouvais sans le savoir à faire des gestes que j’avais déjà faits, des trajets déjà parcourus, comme si je marchais dans ma mémoire. Il n’y avait rien à faire.

Est-ce la faute du confinement, de ces mois passés dans 20m2, des journées passées à me désaffecter lentement, presque consciemment ? Toujours est-il qu’il m’est devenu difficile, depuis quelque temps, de m’imaginer ma peau touchée par une autre peau. Le mot de « caresse » possède maintenant dans ma bouche un quelque chose d’étrange. « Bonjour » est devenu en revanche une caresse sur la peau de ma langue. Une parole est peut-être une caresse plus émouvante que celle prodiguée par deux mains. Je me suis injecté sous la peau un goût du romanesque et trop de souvenirs.

De l’été

Les cerises écrasées sous les pieds dans un jardin de banlieue, Madame Bovary lu pour la première fois dans un hamac de jardin de banlieue, les traces violettes du jus de cerise sous la plante de mes pieds, les journées pieds nus comme un bohémien, les nuits sous une tente Quechua dans un camping excentré d’Avignon pendant le festival, la chaleur dans un Airbnb sous les toits à Madrid, les châteaux de sable sur la plage d’Hendaye, la moiteur estivale des 40 degrés de Cambridge, Ma, sur le perron du 13, Clinton Street, les hommes madrilènes du quartier de Chueca, la promenade rue Vieille-du-Temple vers 23 heures, la canicule dans un studio de 20m carrés dans le 20e, la sueur qui trempe mes draps, la cigarette après l’amour, le T-shirt blanc du beau garçon qui se plaint de son corps, le bruit des gens qui se remettent à vivre, Paris au mois d’août sans personne, un soleil qui blanchit la couleur du ciel et annule presque mon ombre, une déambulation dans le Marais et nos bras se frôlent et j’aimerais l’embrasser, j’aimerais qu’il m’embrasse et me ramène chez lui, les bières bues un peu partout comme si rien n’avait d’importance, rien d’autre que ce verre, les garçons du Duplex, marcher dans les rues sans qu’il fasse encore nuit, la mélancolie heureuse du Uber, parler espagnol et se sentir complet, parler anglais et se sentir complet, ne pas prévoir de vacances dans des pays lointains, un hug satisfaisant/insatisfaisant, ma sueur en flaques dès les 30 degrés, les musiques d’été pour accentuer ma gaieté, l’odeur des filles qui risquent le monoï, le manoir de Deauville, faire l’amour dans la salle de bains, le maillot Vilebrequin et les glaces Martine Lambert, le jour où F… m’annonce qu’il va mourir, la plage normande, je le regarde partir après le hug, la nuit remplie à ras bord de désir, marcher la nuit pour se sentir plein soi-même de ce désir, pénétré de ce désir, le monde parle à nouveau, prendre langue avec le monde, c’est un garçon plié comme un origami et c’est ce qui me plaît, les cigarettes d’une heure du mat en été, mes voisins baisent et leurs cris résonnent dans la cour.

Taxi mélancolique

Les trajets en taxi ont toujours eu pour moi quelque chose de romanesque, sans doute parce que, banlieusard de la classe moyenne basse, je ne me rappelle pas avoir jamais pris un taxi avant d’habiter Paris. Je n’en avais pas l’usage ni les moyens, et quand je pense à ce qui me différencie essentiellement des gens que je fréquente maintenant, c’est avant tout ceci qui me vient à l’esprit : mon ignorance des taxis, ma non-habitude des taxis. Je suis de ceux dont l’adolescence s’est faite en marchant, ou sur la place arrière d’un scooter, ou dans la voiture du premier ami qui passa son permis, et nous offrait du même coup une possibilité de liberté. Des adolescences aux soirées passées chez les uns et les autres mais pas dans les bars, le zonage sur la place de la ville à côté du Carrefour, les discussions au petit matin dans une bagnole garée au bord d’un champ. L’attente du premier Transilien qui reliait nos trois villes conjointes.

Le geste même d’héler un taxi me paraissait n’appartenir qu’au monde du cinéma, au même titre que les invasions extra-terrestres (peu probable dans la réalité) ou les histoires d’amour impossibles mais qui finissent bien (personne n’en a jamais vu) – des gens propres sur eux, beaux et minces doivent soudain se rendre en catastrophe à l’autre bout de la ville. Debout sur le trottoir, ils lancent le regard en tous sens, aperçoivent un véhicule au loin, lèvent la main comme s’ils l’avaient toujours fait, s’engouffrent par la portière dans un grand froissement de manteau et indiquent d’une voix pressée le nom d’une rue. Longtemps je me suis dit que je serais incapable de lever cette main-là, d’exécuter ce geste précis sans me tromper, comme j’ai toujours été incapable de dire « je t’aime » ou d’adresser la parole à des inconnus en soirée sans me sentir encombré de moi-même.

Quand je ne vivais pas à Paris, je n’avais qu’une seule envie, c’était d’y vivre. Quand j’y ai enfin emménagé, je n’ai eu qu’une envie : en partir. C’est qu’avec la distance, la ville m’apparaissait au loin comme un château tout embrumé, nimbé de romanesque et de littérature. Une ville peuplée uniquement de personnes hélant des taxis, des gens beaux et minces et propres sur eux et qui ont les moyens. Des gens, en somme, qui n’ont rien à faire avec moi et avec qui je n’ai rien à voir.

Par la suite, j’ai pris des taxis et parfois même j’en ai helé. La suite des événements, toujours, je ne m’en souviens pas. C’est qu’à peine, forcé par les circonstances ou aidé par l’ivresse, étais-je parvenu à lever gauchement la main droite, je rentrais dans un autre monde, une autre dimension où je n’étais plus moi-même, où je n’existais plus. Je devenais quelqu’un d’autre sans réalité. Ce que j’ai pu dire assis sur les banquettes de cuir, je ne m’en souviens pas ; les paysages de ville, je ne m’en souviens pas. Les émissions de radio écoutées par les chauffeurs, je ne m’en souviens pas. Elles sont l’entière propriété d’un personnage de roman avec qui je partage un nom et à qui je prête mon corps.

Le romanesque, pour moi, est toujours triste. C’est un support à ma mélancolie. Quand je suis triste, je me raconte des histoires dans lesquelles je suis triste. Je ne suis pas un personnage de comédie, à croire qu’on ait tous un registre dans la vie. Mon roman préféré est Madame Bovary. Il n’y a décidément pas de hasard. Je regarde les rues défiler, le front posé sur la vitre du taxi, et je me vois de l’extérieur : une caméra filme mon air las.

Uber a changé beaucoup de choses. En supprimant le geste de la main droite, il m’a, sans doute, libéré du complexe de n’être pas un bourgeois. Seulement, nous sommes des êtres de reflexes, des êtres que la vie a pliés comme des origamis. Je ne sais pas à quelle espèce de cocotte en papier j’appartiens, toujours est-il que je trouve toujours, dans un Uber ou un taxi, le lieu idoine à ma tristesse de fin de soirée.

Si toi aussi tu aimes la sérénité, abonne-toi

« Bonjour à tous, namaste » me chuchote au creux de l’oreille une voix d’homme, et aussitôt, mon cerveau ne peut s’empêcher de me bombarder d’images : femmes aux cheveux longs et bandeaux (Etats-Unis, circa 1970), échoppes à cristaux qui puent l’encens et la sauge, Samuel, ce collègue pénible dont le voyage en Inde a « transformé sa vie » (« ces gens n’ont rien, mais il y a une telle spiritualité… tu comprends »), et enfin, des éleveurs de chèvres dans le Larzac arborant d’antédiluviennes Birkenstock aux pieds.

Comme me l’a conseillé la voix d’homme chuchotante, j’ai adopté pour cette séance une position confortable. En l’occurrence, je suis allongé en pyjama informe sur mon lit, les yeux fermés. (« Vous sentez déjà les pensées se calmer. ») Le casque sur les oreilles, j’écoute et je me plie à ses conseils. On me donne un objectif qui ressemble à un ordre : aujourd’hui, vous allez devoir vous relaxer. Je suis déjà stressé à l’idée d’échouer. C’est cependant un projet intéressant : « Faites le vide dans votre mental. » Très bien. Pourtant, une question me trotte dans la tête : « Mais putain, c’est où le Larzac, pour commencer ? »

L’espace d’un instant, une autre pensée me traverse : à quel moment est-ce que j’ai merdé ? Où est-ce que j’ai déconné pour me retrouver un beau jour à taper dans la barre de recherche de Youtube les termes « méditation » et « calme » dans un but non-ironique ? Puis une autre pensée : il y a-t-il une façon ironique de taper « méditation » et « calme » dans la barre de recherche de Youtube ? Puis une autre : il y a-t-il un rapport ironique à Youtube ? Et puis : Youtube est-il ironique ? Enfin : qu’est-ce que l’ironie ?

« Vous sentez le calme vous posséder petit à petit », dit la voix chuchotante d’homme, alors je reviens à moi. C’est comme si je venais de recevoir un coup de règle sur les doigts, et je n’ai pas envie de rater cet examen. Aujourd’hui sera une bonne journée. Aujourd’hui sera une journée calme, lumineuse, une journée sereine. J’ai envie de mener une vie sereine et saine. J’ai envie de poster des vidéos de yoga en story sur mon Instagram. J’ai envie de me lancer dans la pâtisserie et de montrer au monde mes réussites indubitables en matière de fraisiers et de tarte aux pommes : régularité de la coupe des fruits, laquage irréprochable au sucre, motif esthétisant à la surface du gâteau, prise de vue impeccable, potentiel de likes estimé à plusieurs K. Il est vrai que la vie des gens me paraît très relaxante vue de chez moi. En tout cas, quand j’oublie de m’y comparer.

« Vous allez progressivement scanner votre corps en esprit », continue la voix d’homme. Je ne sais pas comment on scanne en esprit, et cela me perturbe. Quelle est la façon adéquate de scanner son corps ? Et surtout, en esprit ? A peine ai-je décidé de prendre en main mon existence, et déjà, on m’assigne des buts irréalisables. J’en conclus que le monde m’en veut, mais je m’exécute. Je me scanne, et pas qu’un peu. Aucun centimètre carré de mon corps n’échappe au crible. Je synchronise ma relaxation avec ma respiration : j’inspire en visualisant une partie de moi, et quand j’expire, elle se relâche.

« Pensez bien à vos mâchoires », me dit l’homme, et je pense à mon dentiste. Il y a un mois et demi, il m’a annoncé avec un petit sourire que je faisais du bruxisme. Vous grincez des dents monsieur, vous ne vous en étiez jamais rendu compte ? J’hésitais à lui répondre que je n’avais jamais été réveillé par le bruit de mes propres dents, mais je me suis contenté de dire non. Le dentiste a sorti de son tiroir un classeur cataloguant toutes les horreurs qu’une bouche peut contenir, et s’est arrêté à l’onglet bruxisme. Avec un sourire franc cette fois-ci, il m’a tendu deux pages pleines de photos. Fichées dans leurs mâchoires, les restes de dents limées la nuit par des rémouleurs aussi inconscients que moi ressemblaient à des rognures d’ongles collées sur des gencives. Puis il a dit : « Voilà ce qui vous attend si vous n’arrêtez pas de grincer des dents. » J’hésitais à lui répondre que, ignorant que je grinçais des dents, je ne voyais pas comment remédier à ce problème, pour la simple et bonne raison que je n’étais pas maître de moi-même quand je dormais, et qu’après tout, comment on se dégrince les dents ? Il y avait une technique ? Mais je me suis contenté de dire d’accord. « Vos mâchoires se décrispent », me dit l’homme dans mon casque. Et moi je pense : « Peut-on rester séduisant quand on a des ongles de bébé en guise de dents ? » Puis je me demande : « Ai-je un jour été séduisant ? » Puis : « Vais-je mourir seul ? » Enfin : « Retrouvera-t-on mon cadavre allongé sur mon lit en pyjama, le casque encore vissé sur le crâne ? » Titre des journaux : « Il cherchait à se relaxer, il a connu le repos éternel. »

Il est vrai que j’ai du mal à trouver le sommeil. J’ai essayé beaucoup de choses : ramener des tonnes de flacon de mélatonine quand je vais aux Etats-Unis, boire des alcools forts, prendre des médicaments pour schizophrènes, me fatiguer par le sport ou par le sexe, renoncer aux écrans après vingt heures, me masturber sans répit pour dégager des hormones, aligner les joints, compter les moutons, lancer sur Spotify une playlist « sons de la nature » où des oiseaux font crouuucrouu posés sur des branches et sous la pluie qui tombe entre les feuilles, écouter des émissions culturelles. Certains de ces subterfuges ont porté leurs fruits – il n’en demeure pas moins que pour moi, m’endormir est très souvent un défi.

Mais je n’écoute pas cette vidéo pour dormir. Je l’écoute pour être serein. Pour reprendre le cours de ma vie. « Appropriez-vous votre corps », me dit l’homme. J’ai envie de rire, mais je me retiens. « Maintenant, visualisez votre paix intérieure. » C’est là que tout se corse. J’ai beau chercher, ma paux intérieure résiste à toute tentative de visualisation. J’ai beau chercher, rien ne vient. A quoi ressemble une paix intérieure ? A quoi ressemble la paix intérieure des autres ? Ont-ils quelque part dans leur cerveau une image de paix intérieure qu’ils peuvent dégainer sur commande ? Je fouille, mais rien. Mes pensées divaguent sur les choses qui m’apaisent : des photos de chaton tout mimis sur Internet, le moment où les bonbons s’emboîtent correctement dans une partie de Candy Crush, le bruit de feuilles qu’on déchire après avoir terminé une tâche, des alignements parfaits de livres classés par ordre alphabétique. Je doute, néanmoins, que ma paix intérieure se trouve là-dedans. « Imaginez ce moment où vous vous êtes senti plein de sérénité et de calme. » Et là, badaboum. La seule image qui me vient, c’est moi dans les bras d’un garçon. Des mains qui me caressent les cheveux. La sueur froide d’une nuit courte passé après l’amour. Le contact peau à peau d’un ventre nu et d’un dos nu. Les grains de beauté. L’odeur de la peau laiteuse. La promesse d’un petit déjeuner sans trop de paroles, avec seulement les mots sous le silence, ces mots qui n’osent pas dire : « on a baisé ensemble, mais on ne se verra plus. » J’ai une paix intérieure low-cost de coups d’un soir décevants. Ma paix intérieure vit dans une comédie romantique du début des années 2000. « Représentez-vous votre paix intérieure. » Et je vois défiler les visages presque effacés de mes amants d’une nuit. Comment celui-ci s’appelait-il ? Et celui-là ? Oh tiens, je l’avais oublié. Suis-je une salope ?

« Suis-je une salope ? » me demandé-je allongé sur mon lit en pyjama informe, tandis que l’homme me murmure : « Voilà, tout doucement, vous revenez tout doucement à vous, relaxé, reposé… Vous pouvez à présent reprendre votre journée… plein de calme et de sérénité. »

Bribes

Dans le métro, je suis tombé sur un garçon, assis sur le strapontin opposé au mien, avec qui j’avais parlé une nuit sur Grindr. Ses sourcils et cheveux roux étaient d’emblée reconnaissables et ne laissaient planer aucun doute sur son identité. Le garçon avait les yeux rivés sur son téléphone et ne m’a pas vu, ce qui m’a laissé le loisir de le regarder tranquillement, et d’essayer de me remémorer la teneur de nos échanges lointains. Je me suis aperçu que j’en avais de nombreux souvenirs, pour certains très précis, et que j’avais gardé en mémoire certains détails de sa vie sexuelle, ainsi qu’une photographie mentale de son corps nu, de sa peau très blanche, de son sexe court. Je me suis demandé si je connaissais mieux ce garçon que ne le connaissaient les autres passagers du fait de ces informations, ou si le mystère d’un être, de cet être, restait tout de même entier. C’est un débat philosophique que je n’ai pas tranché.

*

Il m’est devenu soudain indifférent de n’avoir pas beaucoup d’amis. 

*

Ce soir-là était un soir de solitude. Les livres ne me disaient rien, tout comme l’écriture ou le dessin, et je n’avais pas la concentration pour visionner un film. Pour combler cette forme particulière de l’attente qu’est la solitude, une attente vide ou vidée, j’essayais de me créer un lien avec mes contemporains, signalant mon existence physique par la création rapide d’une story sur Instagram, une de ces stories lancées un peu au hasard de l’ennui et qui ne servent, en définitive, qu’à émettre une trace d’activité humaine, avec au fond du coeur l’espoir mince d’obtenir une réponse — l’hypothèse, la potentialité d’une réponse instituant en quelque sorte ce geste. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant, une fois la story enregistrée, que non seulement je n’y apparaissais pas aussi repoussant que dans ma vie quotidienne, mais que — était-ce la lumière ? l’angle de vue ? — j’y étais même, pour le dire sans détours, assurément baisable. Quelques réponses vinrent et m’assurèrent de ce point. Mais loin de me rassurer, elles me plongèrent, au contraire, dans plus de tristesse encore : la question était de rendre sa vie physique plus conforme à celle d’Instagram. 

Mauvais génie

Ça y est, je l’ai fait. J’ai pris le gros sac en plastique épais, celui qui se froisse dans un grondement de tonnerre. D’habitude je n’aime pas l’utiliser, mais là, je n’avais pas le choix. Il fallait du contenant, un tote-bag n’aurait pas suffi. J’ai trop de tote-bags. J’ai des tote-bags dans des tote-bags dans des tote-bags, roulés en boule, bourrés les uns dans les autres, écrasés dans le bas de mon placard dans l’entrée-cuisine. Parfois j’ai l’impression que ma vie elle-même est pareille à ces tote-bags : roulée en boule sur elle-même, ce n’est pas un appartement c’est un studio c’est quatre pièces en une, ça fait gagner de la place et des déplacements inutiles, tendez le bras depuis votre lit pour faire cuire vos œufs au plat, c’est pratique, direct un petit-déjeuner au lit. L’ennui c’est que le quotidien prend de la place. Que la vie prend de la place. Vivre : se réveiller, manger, expulser le mangé, dormir. Ouvrir les yeux, manger, jeter le surplus, fermer les yeux. Jeter les emballages. Jeter les épluchures. Jeter les restes. Se jeter dans la poubelle en même temps. Brosser ses peaux mortes. Balayer la poussière. Jeter. Les sacs poubelle se tendent. Mon studio est petit. Descendre les sacs poubelle tendus. Mettre les sacs poubelles tendus sur le pas de ma porte la nuit, les descendre au matin. C’est ma voisine qui a trouvé la combine. Astucieux, on reprend quelques centimètres carré au désordre, aux ordures. Je n’ai aucune constance c’est un de mes défauts. Aucune envie de me foutre des pieds au cul, de suivre un rythme. Samedi courses dimanche ménage. Samedi bières dans le Marais, dimanche dépression du soir en écoutant le Masque et la Plume. Aucune envie, de bonnes résolutions chaque année : tenir un agenda, écrire dans l’agenda, suivre l’agenda. Je regarde l’agenda et les choses-à-faire. Je referme l’agenda et je ne fais rien. Je déteste faire la vaisselle. Certaines personnes aiment ça. Ils disent que ça les repose, comme le repassage. Je déteste descendre les poubelles. Je déteste descendre la poubelle des objets en verre. Les bouteilles de Leffe s’accumulent sous l’évier, avec les bocaux d’ails, les verres à moutarde, les petits pots de yaourt la Laitière qu’on engloutit en deux coups de cuillère, les pots de café soluble, quatre ou cinq grosses tasses par jour, sans compter celles du boulot. Je déteste ça. J’ouvre la porte du placard et chaque jour plus de verre dégueule. C’est une pyramide transparente. Presque transparente, rapport au yaourt mal raclés, aux grains de moutarde qui stagnent dans le fond, au café que je n’ai pas pu chercher avec ma cuillère. J’ouvre la porte et je regarde et je ne fais rien. Ça peut durer des semaines. Ça peut durer des mois. Mais aujourd’hui, je l’ai fait. J’ai pris le grand sac en plastique épais Carrefour qui fait un grondement de tonnerre, et en un grondement de tonnerre je l’ai déplié. J’ai posé un à un les réceptacles en verre dans le grand sac en plastique épais Carrefour. Je me suis demandé comment je pouvais accumuler autant. Comment je pouvais jeter autant. Comment je pouvais gâcher autant, cracher autant, créer autant d’ordures. J’ai pensé à la production des familles nombreuses. J’ai pensé à la production de ma rue, de mon quartier, de la ville tout entière. Ça donne le vertige et ça dégoûte un peu. Combien de tonnes, je me demandais. Combien de petits yaourts La Laitière et combien de coups de cuillère. J’avais gardé les bouteilles de Leffe vides mais ce n’était pas complètement par flemme. En les mettant une à une dans le gros sac Carrefour, j’ai repensé à la soirée. Le contexte. Le comment elles avaient été bues, quand elles avaient été bues. Avec qui. Avec lui. Avec le garçon. J’avais encore besoin de les sentir près de moi. Près de moi oui sous l’évier, inutiles, pleines de vide mais pleine aussi de souvenirs. Le garçon assis devant moi. Nos coudes posés sur la table rétractable. Le surimi les olives les chips les clopes taxées. Les cendriers qui débordent, la discussion. Son regard, son grand corps amaigri, son petit cul moulé dans son jean et mes envies de lui, là, maintenant. Mon envie baise, mais non. On avait sifflé douze ou seize bouteilles je ne sais plus. C’était presque minuit et j’espérais qu’il serait bientôt trop tard pour qu’il chope un métro. Je me la jouais Shéhérazade, la conversation devait durer, durer sans s’arrêter. Sans lui laisser le temps de regarder sa montre, son portable. Sans lui laisser le temps. Oh quel dommage le métro est fermé tu peux rester dormir si tu veux ça me gêne pas. Bien sûr que ça ne me gêne pas. Mais non. Il était parti vers minuit quinze, et j’avais dit au revoir oui c’était sympa, revoyons nous-bientôt, quand je voulais dire, pourrais-je si tu me le permets te sucer la queue. J’étais seul dans mon studio, les cadavres de bouteilles tout autour de moi. Odeur de clope lourde et déprime, assis sur mon tabouret je regardais les photos sur mes murs. Encore une tentative ratée encore une. J’ai fini d’amasser les bouteilles de Leffe vides dans le sac Carrefour. Vues comme ça, elles ressemblent à des lampes magiques pleines d’un mauvais génie. Le mauvais génie, c’est le garçon, ce garçon né avec la séduction comme d’autres avec des yeux bleus ou une couille en moins. Je les ai gardées avec moi pour ne rien oublier. Je n’avais pas envie d’oublier. Je n’avais pas envie d’oublier la soirée ni le garçon ni les sentiments que j’avais pour lui. Ni l’humiliation ressentie en le courtisant trop longtemps. Tout ça, résumé dans un sac de bouteilles de bière vides. J’ai descendu l’escalier, j’entrechoquais joyeusement le verre à chaque marche, et devant la poubelle blanche, une à une, j’ai poussé les bouteilles à travers le trou. Je me suis surpris à les pousser toujours plus forts. Rageur, énervé. Mais je ressentais comme un plaisir sadique à en finir si violemment avec mon obsession. C’était comme frapper sur une grosse statue à l’effigie du garçon. Frapper à coups de masse. C’était plaisant. Maintenant tout est terminé.