Le livre – un rapport
Il y a d’abord tous ces livres – ils sont rangés sans ordre aucun sur les étagères de ma bibliothèque ; ils sont empilés sur des palettes à côté de mon matelas posé à même le sol ; sur un renflement de mon mur près de mon placard – c’est la poésie, une tour de livres dont la minceur contraste avec leur densité ; ils traînent, exemplaire par exemplaire, sur une table, sur mon bureau à tréteaux, sur une chaise, un guéridon dans la salle d’eau ; dans mon sac à dos – je ne sors jamais sans un livre, la plupart du temps sans deux ou trois, ce qui n’a aucune logique. Un jour quelqu’un m’a posé la question. J’ai simplement répondu : « On ne sait jamais. » D’autres se baladeraient avec un couteau-suisse, un marteau ou une bombe au poivre – moi, pour une raison ou pour une autre, avec trois livres dans mon sac. Peut-être pour les mêmes raisons. Ils me seront peut-être d’une aide bienvenue. Le jour où j’en aurai besoin.
Il y a ensuite ces autres livres : le grenier de mes parents est rempli de cartons, une quarantaine peut-être : livres lus au collège, au lycée, en prépa ; une très grosse partie du catalogue des éditions de l’Olivier, n’importe quoi ; et puis ces autres livres, ma chambre d’adolescent en est pleine : livres lus au collège, au lycée, en prépa, n’importe quoi ; livres d’art, de photos, certains supports à de très anciennes masturbations (Corps Divins, de Pierre et Gilles), de la philo, de l’histoire de l’art ; et d’autres livres, dans le placard de la chambre d’adolescent : livres aimés jeunes et reniés – non, pas reniés, livres desquels je me suis détourné.
Il y a ces autres livres : livres abandonnés en quittant les États-Unis, livres rapatriés depuis Boston et dont les frais de port et de douane m’ont ruiné – ce n’était pas des livres chers mais ils avaient de la valeur ; livres laissés derrière moi, laissés sur un banc près du square Georges Brassens le jour où je me suis séparé de mon fiancé. Je traînais ma grosse valise bleue, ils s’entassaient comme du rebut ou un tas d’ordures – cinq cents peut-être, sans doute davantage.
Il a ces livres qui m’attendent dans un boxe rue des Pyrénées que je loue spécialement pour eux. Ce sont mes locataires, ou des enfants à charge. Je paye leur pension à chaque fin de mois. Je les visite rarement. Ils patiente sous quelques vestes et des écharpes, des vêtements que je ne mets plus et que je ne me suis pas résolu à donner.
Il y a ces livres que j’ai lus et que je ne possède pas ; ces livres que j’ai lus et que je ne possède plus ; il y a ces livres que je possède et que je n’ai pas lus, et ces livres que je possède et que je ne lirai plus ; il y a aussi ces livres que je ne possède pas et que je ne lis pas – ces livres sont tous à leur façon importants pour moi. Je pousserai le vice à dire que tous ces livres sont importants pour moi d’une manière égale, malgré le paradoxe de cette affirmation.
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Récemment, j’ai acheté un livre de la rentrée littéraire dont tout le monde me vantait la langue rythmée et le style éblouissant. J’aime les livres qui ont une musique marquée, qu’elle soit murmure ou cri. Je me suis installé dans mon lit et j’ai ouvert le livre. Mais le livre que j’avais ouvert n’avait rien à voir avec celui que l’on m’avait vendu, il était même très mauvais. Je l’ai lu malgré tout, persuadé de trouver dans certaines de ses pages de quoi justifier les louanges qu’il avait reçues – en vain. S’il y a bien une chose que je déteste, c’est le sentiment d’avoir été floué alors, furieux et bougonnant, j’ai ouvert la fenêtre du premier étage et j’ai balancé le livre par la fenêtre. Il a décrit un arc de cercle parfait avant de s’écraser, sur le trottoir d’en face, dans une flaque. J’ai regardé le livre quelques secondes. Ai-je regretté mon geste ? Absolument pas.
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Sans doute aurais-je dû, néanmoins, garder le livre. Non pas par fétichisme ou du fait du discours politiquement correct qui entoure communément cet objet (« Quoi ? Tu as jeté un livre ? Tu n’as pas honte ? – Certainement pas. »), mais parce que ce livre si violemment rejeté, si détesté, avait, finalement, toute sa place dans ma bibliothèque.
Les livres que je n’aime pas « sans plus », les livres qui m’indiffèrent, m’ennuient, les livres tisanes sans chair, sans muscles, sans voix, et il y en a beaucoup, je les abandonne distraitement sur un banc, je les oublie dans le métro et ce n’est que justice car ils ont déjà déserté ma mémoire à peine finis – ou pire : pendant ma lecture. Ces livres-là ne font pas partie de ma vie : ils y transitent, pareils à ces inconnus qu’on rencontre une fois par hasard dans une fête et qu’on ne reconnaîtrait pas le lendemain en les croisant tout autant par hasard sur la place du marché.
Mais ce livre-là avait toute sa place dans ma bibliothèque, et sûrement une place d’honneur : il y aurait figuré comme un exemple de ce que je rejette ou ce que je veux fuir, et aurait dessiné, ainsi, une part de ce que je suis.
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Qui suis-je ? Ou plutôt : Quoi suis-je ?
Amusant de remarquer que j’ai été presque forcé d’écrire : « Qu’est-ce que je suis ? », plutôt que : « Quoi suis-je ? » Cette phrase est-elle française ?
Un homme, un trentenaire, un homosexuel, un fils, un frère, un cousin, un ami, un amant, un blanc, un Français, un Français d’origine espagnole, italienne, pied-noire, un Parisien, un jeune actif, un casanier, un fumeur, un paresseux, un bougon, un habitant du vingtième arrondissement, un lecteur.
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Un collectionneur ?
Les collectionneurs ont toujours été pour moi des énigmes, et comme toutes les énigmes, ils n’ont jamais cessé de m’interroger, moi. On imagine souvent les énigmes comme des questions à résoudre, sans se rendre compte que la première question des énigmes, c’est toujours celle de soi face à l’énigme. Quelle est la vie des collectionneurs, et la force qui les meut ? Quelle est ma propre vie face à celle des collectionneurs ?
Je vois des vitrines, des étagères de verre, des présentoirs derrière lesquels, sur lesquels, sont exposés une suite de poupées, de figurines, de petites voitures – certaines sont encore dans leur boîte, mais ne prennent pas pour autant la poussière ; des albums de cuir épais dont chaque page présente une compilation de timbres, des couleurs mirobolantes, des langues étranges et étrangères, une géographie complète sur des rectangles de quelques millimètres tamponés lors d’époques lointaines, un voyage dans l’espace et le temps, et quand d’aventure les albums sont ouverts, il s’en dégage une odeur peut-être imaginaire de poussière, de sable, de fuel, d’été – ces odeurs qu’on associe aux vacances, c’est-à-dire à l’ailleurs. Magie et mystère de cette phrase : « J’étais, je suis, à l’étranger. » Cette phrase est déjà à elle seule le début d’une fiction.
Non, pas un collectionneur.
Mais tous ces livres alors ?
Un trouble mental est peut-être au cœur de mon comportement, comme souvent dans les excès. Les collectionneurs recherchent quelque chose dans le fait même de collectionner. Un accomplissement, la certitude de la possession et de l’exhaustivité. Encore deux, trois, cent pièces et la collection sera achevée. Encore quatre timbres hongrois, et l’album est fini, je possèderai la collection complète. Celui qui collectionne les livres ne peut avoir atteindre aucune complétude, aucune exhaustivité : on ne peut circonscrire le champ de l’écrit. Longtemps, cette perspective m’a, plus que frustré : angoissé, ou déprimé. Elle me ramenait à la petitesse de mes moyens, qui sont les moyens de l’homme.
Non, pas un collectionneur, mais quoi ?
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Une bonne partie, voire une grosse majorité des livres de ma bibliothèque, je ne les ai pas lus. Je suis sûr que le reste de ma vie lui-même ne suffirait pas à les lire. Je pourrais vivre sur mon stock, en lire un par jour pendant dix ou vingt ou trente ans, et il m’en resterait toujours par devers moi. C’est un fait mathématique : je ne lirai jamais ma bibliothèque. Pourtant, je continuerai toujours à acheter plusieurs livres par semaine.
Non, pas un collectionneur : un accumulateur.
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Je pense que tout grand lecteur est dans mon cas, et que cela s’explique : nous poursuivons inconsciemment ce livre qui serait le nôtre, notre livre, et qui, en nous ayant tout apporté, mettrait fin à la quête sans cesse répétée. C’est peut-être ce que cherchent certains croyants dans la religion.
Je me sens nu si je sors de chez moi sans un livre. Il me manque quelque chose.
Je ne me sens pas complet sans un livre. Cela signifie peut-être aussi que je n’ai jamais trouvé de mots ni d’idées en dehors des mots des autres – qu’il existe sur terre des hommes et des femmes capables d’écrire des livres me ravit et ne cesse de me fasciner.
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Je n’ai jamais supporté de travailler dans les grandes salles silencieuses des bibliothèques publiques.
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Un livre que j’ai adoré, et que je ne relirai sans doute jamais : Homer et Langley, de E.L. Doctorow. Deux frères vivent à New York au début du siècle. L’un est aveugle, l’autre un vétéran de la Première guerre mondiale. Peu à peu, ils s’enferment chez eux sous un fatras d’objets qui s’amoncellent jusqu’au plafond. Bien vite, ils ne peuvent plus circuler. Un des frères tente de recomposer ce qui se passe dans tous les coins du monde à partir de la presse. Ils finissent par mourir sous tout leur bazar.
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A la mort de Henry Darger, on retrouva l’oeuvre de toute une vie dans la chambre qu’il occupait, à Chicago. Une autobiographie de 5000 pages, et une multitude de tableaux composés depuis son haut degré de solitude, des tableaux à la fois oniriques, enfantis, pervers, effrayants : autant d’éléments rescapés d’un monde qu’il avait créé lui-même, avec sa géographie, son histoire, ses figures, ses héros, ses guerres, et ses victimes.
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Certains diront « Syndrome de Diogène »
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Non, pas un collectionneur : un accumulateur.
Le collectionneur est un possesseur de mondes. Quand sa collection est enfin complète, elle est un monde à elle toute seule. Elle est pleine et ronde comme un globe terrestre qui tiendrait, replet, dans la paume d’une main. La folie consistant à vouloir dénicher la dernière, la toute dernière pièce, est appartient à celui qui veut régner.
L’accumulateur est effrayé parce qu’il sait que le monde est quelque chose d’ouvert, d’infini, qui ne se laissera jamais réduire. Qu’on en verra jamais la fin, mais qu’on peut peut-être se prémunir contre cette angoisse en gardant près de soi quelques restes, en ne les laissant jamais partir.
C’est sans doute pour cela que j’ai tant de mal à me séparer de mes livres.
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Les romanciers aussi sont des possesseurs de mondes. Ils en sont même des créateurs. Un roman, si petit, si court soit-il, est tout de même un monde.
Je ne suis pas un collectionneur. C’est peut-être pour cela que je ne serai jamais un romancier.
Entre-temps, j’accumule, je prends des notes. J’ai des carnets, des feuilles volantes. J’écris ma vie.
Quand je serai mort, on retrouvera tout cela, et on pourra bien les jeter à la poubelle. J’aurai, dans l’intervalle, composé une œuvre à ma façon, faite de chutes, de rebuts, et de déchets.
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On estime que l’oeuvre de Henry Darger est un sommet de l’art brut.
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Je n’ai jamais entendu parler de littérature brute.