Mauvais génie

Ça y est, je l’ai fait. J’ai pris le gros sac en plastique épais, celui qui se froisse dans un grondement de tonnerre. D’habitude je n’aime pas l’utiliser, mais là, je n’avais pas le choix. Il fallait du contenant, un tote-bag n’aurait pas suffi. J’ai trop de tote-bags. J’ai des tote-bags dans des tote-bags dans des tote-bags, roulés en boule, bourrés les uns dans les autres, écrasés dans le bas de mon placard dans l’entrée-cuisine. Parfois j’ai l’impression que ma vie elle-même est pareille à ces tote-bags : roulée en boule sur elle-même, ce n’est pas un appartement c’est un studio c’est quatre pièces en une, ça fait gagner de la place et des déplacements inutiles, tendez le bras depuis votre lit pour faire cuire vos œufs au plat, c’est pratique, direct un petit-déjeuner au lit. L’ennui c’est que le quotidien prend de la place. Que la vie prend de la place. Vivre : se réveiller, manger, expulser le mangé, dormir. Ouvrir les yeux, manger, jeter le surplus, fermer les yeux. Jeter les emballages. Jeter les épluchures. Jeter les restes. Se jeter dans la poubelle en même temps. Brosser ses peaux mortes. Balayer la poussière. Jeter. Les sacs poubelle se tendent. Mon studio est petit. Descendre les sacs poubelle tendus. Mettre les sacs poubelles tendus sur le pas de ma porte la nuit, les descendre au matin. C’est ma voisine qui a trouvé la combine. Astucieux, on reprend quelques centimètres carré au désordre, aux ordures. Je n’ai aucune constance c’est un de mes défauts. Aucune envie de me foutre des pieds au cul, de suivre un rythme. Samedi courses dimanche ménage. Samedi bières dans le Marais, dimanche dépression du soir en écoutant le Masque et la Plume. Aucune envie, de bonnes résolutions chaque année : tenir un agenda, écrire dans l’agenda, suivre l’agenda. Je regarde l’agenda et les choses-à-faire. Je referme l’agenda et je ne fais rien. Je déteste faire la vaisselle. Certaines personnes aiment ça. Ils disent que ça les repose, comme le repassage. Je déteste descendre les poubelles. Je déteste descendre la poubelle des objets en verre. Les bouteilles de Leffe s’accumulent sous l’évier, avec les bocaux d’ails, les verres à moutarde, les petits pots de yaourt la Laitière qu’on engloutit en deux coups de cuillère, les pots de café soluble, quatre ou cinq grosses tasses par jour, sans compter celles du boulot. Je déteste ça. J’ouvre la porte du placard et chaque jour plus de verre dégueule. C’est une pyramide transparente. Presque transparente, rapport au yaourt mal raclés, aux grains de moutarde qui stagnent dans le fond, au café que je n’ai pas pu chercher avec ma cuillère. J’ouvre la porte et je regarde et je ne fais rien. Ça peut durer des semaines. Ça peut durer des mois. Mais aujourd’hui, je l’ai fait. J’ai pris le grand sac en plastique épais Carrefour qui fait un grondement de tonnerre, et en un grondement de tonnerre je l’ai déplié. J’ai posé un à un les réceptacles en verre dans le grand sac en plastique épais Carrefour. Je me suis demandé comment je pouvais accumuler autant. Comment je pouvais jeter autant. Comment je pouvais gâcher autant, cracher autant, créer autant d’ordures. J’ai pensé à la production des familles nombreuses. J’ai pensé à la production de ma rue, de mon quartier, de la ville tout entière. Ça donne le vertige et ça dégoûte un peu. Combien de tonnes, je me demandais. Combien de petits yaourts La Laitière et combien de coups de cuillère. J’avais gardé les bouteilles de Leffe vides mais ce n’était pas complètement par flemme. En les mettant une à une dans le gros sac Carrefour, j’ai repensé à la soirée. Le contexte. Le comment elles avaient été bues, quand elles avaient été bues. Avec qui. Avec lui. Avec le garçon. J’avais encore besoin de les sentir près de moi. Près de moi oui sous l’évier, inutiles, pleines de vide mais pleine aussi de souvenirs. Le garçon assis devant moi. Nos coudes posés sur la table rétractable. Le surimi les olives les chips les clopes taxées. Les cendriers qui débordent, la discussion. Son regard, son grand corps amaigri, son petit cul moulé dans son jean et mes envies de lui, là, maintenant. Mon envie baise, mais non. On avait sifflé douze ou seize bouteilles je ne sais plus. C’était presque minuit et j’espérais qu’il serait bientôt trop tard pour qu’il chope un métro. Je me la jouais Shéhérazade, la conversation devait durer, durer sans s’arrêter. Sans lui laisser le temps de regarder sa montre, son portable. Sans lui laisser le temps. Oh quel dommage le métro est fermé tu peux rester dormir si tu veux ça me gêne pas. Bien sûr que ça ne me gêne pas. Mais non. Il était parti vers minuit quinze, et j’avais dit au revoir oui c’était sympa, revoyons nous-bientôt, quand je voulais dire, pourrais-je si tu me le permets te sucer la queue. J’étais seul dans mon studio, les cadavres de bouteilles tout autour de moi. Odeur de clope lourde et déprime, assis sur mon tabouret je regardais les photos sur mes murs. Encore une tentative ratée encore une. J’ai fini d’amasser les bouteilles de Leffe vides dans le sac Carrefour. Vues comme ça, elles ressemblent à des lampes magiques pleines d’un mauvais génie. Le mauvais génie, c’est le garçon, ce garçon né avec la séduction comme d’autres avec des yeux bleus ou une couille en moins. Je les ai gardées avec moi pour ne rien oublier. Je n’avais pas envie d’oublier. Je n’avais pas envie d’oublier la soirée ni le garçon ni les sentiments que j’avais pour lui. Ni l’humiliation ressentie en le courtisant trop longtemps. Tout ça, résumé dans un sac de bouteilles de bière vides. J’ai descendu l’escalier, j’entrechoquais joyeusement le verre à chaque marche, et devant la poubelle blanche, une à une, j’ai poussé les bouteilles à travers le trou. Je me suis surpris à les pousser toujours plus forts. Rageur, énervé. Mais je ressentais comme un plaisir sadique à en finir si violemment avec mon obsession. C’était comme frapper sur une grosse statue à l’effigie du garçon. Frapper à coups de masse. C’était plaisant. Maintenant tout est terminé.